Tavi est au MIT depuis un peu plus de deux ans. Deux ans de tentatives pour altérer cette ignoble capacité: l'immortalité. Qu'est-ce qu'on fait quand on a l'éternité devant soi ou presque, et qu'on sait pas quoi en faire ?
Parfois, Tavi s'abime vraiment. Son corps n'est pas inaltérable, seulement invincible. La nuance est fine entre immortalité et incorruptibilité du corps. Tellement fine, que Tavi et les autres ont du mal à la comprendre. Est-elle immortelle parce que toute blessure finie par s'effacer ou parce que la blessure peut rester ouverte indéfiniment sans qu'elle ne meurt ? Est-ce que la souffrance est annihilée ou est-ce qu'elle peut vivre avec ? Jusqu'ici, la plupart des réponses sont restées en suspens. Mais parfois, l'exploit se réalise. Une fraction de seconde, un mauvais geste, n'importe quoi et enfin, elle souffre. Aujourd'hui, c'était avec du feu. Une étudiante qui passait par là. Pour une fois, elle ne s'y attendait pas. Un accident. Un simple accident alors que Tavi provoque la mort tous les jours ou presque. Allongée sur le lit de l'infirmerie, elle essaie péniblement de se souvenir des détails, mais juste les sensations demeurent. Un sourire qui s'étire sur son visage à l'idée de la brûlure. Les premières couches de chair qui fondent en un demi battement. Seul son bras est en écharpe, mais sa tête est encore lourde. Finalement, elle a réussi. Elle ressent la douleur. Heureuse d'avoir mal. Si elle n'était pas un peu sonnée par les évènements, elle se trouverait ridicule d'agir de la sorte.
Les heures défilent, Tavi trouve le temps de dormir un peu, mais ce sentiment étrange entre la joie et le soulagement ne cesse de la réveiller. Finalement, elle demande à une infirmière de quoi dessiner en attendant d'être relâchée. Interdiction de se lever... pour une fois qu'elle voudrait courir.

Le rideau crisse un peu sur sa tringle. La couleur de la pièce change, le blanc ne rend plus toutes les surfaces aveuglantes et je n'ai pas le temps d'attraper ce que me tend l'infirmière que je l'entend déjà parler. Je reconnais la voix avant de voir le visage. J'imagine que sa voix est absolument normale, pourtant elle m'écorche les oreilles. L'impression d'entendre un mauvais accord au piano, une fausse note au violon. C'est con parce qu'entre Skaïste, " Ska ", et moi c'était plutôt bien parti à la base. Je l'aimais bien, elle était sympa, elle me plaisait plus ou moins avec sa chevelure de feu. Et puis elle s'est lassée. Passe encore, ça peut arriver à tout le monde, même si c'est moi qui suit censée me lasser la première. Et puis voilà qu'elle refuse, pour une raison stupide de continuer à m'aider, de continuer à m'abimer. Je ne me souviens plus vraiment de la raison exacte de notre dispute, de la phrase qui a mis le feu, comme si mon esprit cherchait à effacer ce moment désagréable. Toujours est-il que tout mon corps se rappelle de la détester, à chaque instant. C'est con parce que y a des tas d'autres élèves qui peuvent m'aider, parce qu'au fond je m'en fous. Peut-être que si ça avait été n'importe qui d'autre, j'aurais haussé les épaules et tourné les talons. Je sais pas pourquoi on s'est autant emballée avec Skaïste.
Peu importe, je me redresse sur mon lit. Ma main indemne crispée sur le bloc de papier. J'hausse les épaules malgré moi avant même de comprendre le sens de sa phrase, comme toujours, ce sont les instincts qui prennent le dessus sur mes gestes. J'analyse après, je comprends une fois que mon corps a réagit. Physique. « Je vois que de plus en plus de gens sont allergiques à toi ma jolie. Tu me donneras son nom que je lui envoie des fleurs ? » Oui d'accord c'est puéril, en plus je la regarde même pas quand je parle. J'ai pas envie de la voir, pourtant il le faut bien. Lentement, je tourne un peu la tête, contenant toute la douleur de mon bras pour ne pas grimacer, j'aimerais mieux ne pas lui faire cet honneur. Je la dévisage un moment avant de reprendre la parole. C'est vrai qu'elle est mignonne, c'est plutôt du gâchis en fait. « C'est pas que j'ai pas envie de discuter de la pluie et du beau temps avec toi, mais j'aimerais mieux qu'on m'arrache les ongles à l'infini plutôt que de t'entendre râler.. » Je m'essaye à un sourire narquois, c'est pas trop mon truc mais je joue plutôt bien la fille hautaine, ça doit pouvoir s'adapter à cette situation. Jouer la comédie n'a jamais été ma spécialité, mentir non plus, j'en ai pas souvent eu besoin. J'ai l'impression que tout le reste de ma personnalité se tasse quand Skaïste est là, pour ne laisser place qu'à une infime partie qui n'a jamais la chance de jouer.
J'essaye de me lever - prendre mes jambes à mon cou, la planter là, c'est tentant -.. un peu trop vite, la tête me tourne. Obligée de me recaler dans le lit de l'hosto, je soupire « Merde! » que je laisse échapper.. pas si discrètement que ça. Me voilà à la merci de ses remarques insolentes. Avec un peu de chance, elle va finir par me griller l'autre bras et j'aurais gagné, pas vrai ?

Je ne réagis pas à ses remarques. C'est gratuit et lui répondre ne ferait que m'emmêler encore plus. Je ne suis pas douée pour les disputes, ni pour les conversations d'ailleurs. La plupart du temps, mes pensées s'embrouillent, mes sentiments refusent de me laisser réfléchir et je trébuche sur tous les mots. Les remarques cyniques, une touche d'ironie, voilà les seules armes que je maîtrise pour lui répondre. Je n'ai jamais besoin de parler beaucoup avec les gens, je me contente d'agir en silence, de lancer des regards. Il paraît qu'on peut lire en moi comme dans un livre parfois, incapable de mentir, incapable de se cacher. Je ferme les yeux un instant, j'aimerais mieux pas que cette faculté s'étende à la jolie rousse dans le lit d'à côté. Lorsque je rouvre les yeux, elle s'est installée à mon chevet. Ses cheveux effleurent mon t-shirt, ses coudes ont légèrement fait bouger le matelas. On dirait une petite gamine. Dans deux minutes elle va me demander où est son papa et comment on fait les bébés. Elle a l'air tellement fragile vue d'en haut. Mais je sais que c'est une illusion, Skaïste est beaucoup plus forte que moi. Si elle le voulait, elle pourrait me griller sur place juste pour s'amuser. Lorsqu'elle reprendra la parole, ça sera plutôt moi qui redeviendrait la gamine. « Qu'est-ce que tu fais si près de la cinglée ? Tu as pas peur d'être contaminée ? » Le cynisme, ma tactique favorite de défense. La seule chose où je ne m'emmêle pas les pinceaux, beaucoup plus simple que des explications, que des disputes dans lesquelles mes phrases s'embrouillent, mes pensées s'emmêlent. Il m'arrive trop souvent de trébucher sur ce bordel, de perdre le sens des mots. L'impression que toutes les émotions du monde me tombe dessus en même temps pour me paralyser. Alors qu'une phrase ironique, un pique me permet de m'en sortir en une pirouette. Elle me balance que quelque chose cloche chez moi. Sans déconner que j'ai envie de lui répondre, il aurait donc fallu tout ce temps là pour comprendre ? Non mais sérieusement, elle s'attend à quoi comme réaction ? Que je lui en flanque une ? Son pouvoir est beaucoup plus puissant que le mien. J'imagine qu'en y mettant un peu du mien je pourrais des choses offensives moi aussi, mais je ne sais pas comment m'y prendre, je n'en comprend pas le fonctionnement. Je suis là, allongée dans mon lit, il lui suffit de tendre le bras pour griller la partie de mon corps de son choix. Ça fera un peu mal, mais au bout du compte je serais toujours là et elle n'aura fait que repousser le problème sans l'éliminer. Je suis plus tenace que de la mauvaise herbe, elle devrait le savoir. « Qu'est-ce que tu veux Mildred ? Tu peux rien me faire de bien méchant et en plus je suis déjà à l'infirmerie. Si tu t'approches encore, tu vas faire une réaction allergique, tu sais ça ? » Je la fixe un moment, j'attends sa réaction. Elle est imprévisible, en partie parce que je ne la connais pas assez, en partie parce que je suis fatiguée, en partie parce que j'ai jamais voulu regarder correctement. Il y a peu de gens dans lesquels je sais lire comme dans un livre, pour sûr, elle n'en fait pas vraiment parti.

Je baisse les yeux vers le bracelet blanc. Je comprenais pas forcément le principe ou l'utilité, j'avais toujours l'impression que Skaïste contrôlait son pouvoir plus ou moins parfaitement. Sans doute parce qu'elle n'a jamais voulu l'utiliser contre moi. Or, mon esprit n'acceptait pas qu'une autre raison soit à l'origine de son refus. Comme si son pouvoir décidait à sa place. Autrement, je ne comprenais pas pourquoi elle ne voulait pas me rendre service. C'est cette incompréhension mutuelle qui a construit le mur entre nous. En se donnant un peu de mal, on peut le voir. Le mur j'veux dire. La preuve, j'ignore la moindre de ses réactions. Elle pourrait préparer un électrochoc que je ne le verrais pas venir. C'est bien que je la vois pas. Elle n'est qu'à quelques centimètres de moi, mais c'est comme si elle était toujours là-bas sur son lit. Je me décide à lui répondre, pourtant c'est la dernière chose dont j'ai envie. « Curiosité malsaine ? » Je marque une légère pause. L'hésitation est tangible, j'ignore comment elle va réagir lorsque j'aurais prononcé le mot. « C'était un accident si tu veux tout savoir. Mauvais endroit, mauvais moment. » Je lui adresse un sourire en coin. Peut-être qu'elle ne me croira même pas, c'est tellement stupide comme raison. C'est quand j'oublie de me donner du mal que j'atterris ici. L'idiote.
Je jette un coup d'oeil de son côté. Peut-être est-ce parce que j'ai vu beaucoup de blessures ces dernières années, mais en tout je n'ai pas l'impression qu'elle soit beaucoup atteinte par ses égratignures. D'un autre côté, peut-être que les gens normaux souffrent simplement d'une griffure. Je scrute encore ses blessures dans le moment de répit que Skaïste m'offre. Cette moue mi-envieuse, mi-fascinée sur le visage. J'aimerais lui poser des tas de questions, j'aimerais comprendre, analyser, disséquer. Pourquoi? Comment elle fait? Ça fait quoi d'avoir mal? Mais d'abord, est-ce qu'elle a vraiment mal? Je secoue la tête, quelques mèches de cheveux me tombe devant les yeux. De mon bras libre, je les réajuste à l'arrière de mon crâne.  « J'ai du mal à comprendre pourquoi on t'a installée dans un lit, t'as pas l'air d'avoir bien mal. Tu l'as fait exprès pour passer plus de temps avec moi c'est ça ? C'est a-do-rable. » Ce sourire. Ce sourire faussement assuré, faussement arrogant, faussement con sur le visage. Il me sert de masque, surtout face à des personnes comme Skaïste. C'est grâce à lui que j'évite de passer pour un monstre de foire, la fille fascinée par la douleur, la fille qui voudrait comprendre ce que tout le monde cherche à fuir. J'ai déjà raté le coche avec elle, je lui ai montré des choses qu'elle n'aurait pas du voir. Elle n'aurait jamais du comprendre l'ampleur de mes désirs, elle n'aurait jamais du voir le sérieux derrière le masque. C'est un jeu. Un jeu de mutants, un jeu à la con. Le genre de jeu qu'on pourrait faire à la fin du soirée quand on tout le monde est imbibé : eh tiens, t'es cap de t'ouvrir le bras pour voir si t'as mal ? et toi là, t'es cap de mettre le feu à l'arbre centenaire dans le parc ? La désinvolture, voilà ce que je cherche à reconstruire face à elle. Une à une, je m'efforce de rétablir le puzzle, de compléter la pièce, de recoller les morceaux. Me rendre plus légère, plus futile, jusqu'à ce qu'elle oublie le monstre qu'elle a vu.